Webcams en ligne, panoramas “gigapixels”, Google Earth… Quotidiennement, notre image est capturée dans l’espace public sans que nous en soyons informé.e.s, sans même que nous en soyons conscients.
Le projet : isoler des personnes filmées en temps réel par les webcams installées sur plusieurs plages et consultables en ligne; voler leur image et un peu de leur âme et en faire une autre image que j’ai voulue incertaine et singulière, suffisamment floue pour transformer le voyeur en regardeur et le spectateur en raconteur d’histoires.
Juliette avait eu envie de s’isoler, pas subitement, déjà dans le train elle avait pensé qu’il lui faudrait prendre ce moment. Peut-être même qu’elle l’avait imaginé dès l’instant où s’était formulé ce projet de retour à Fromentine.
Elle a juste dit « Je vais marcher sur la plage », elle sait que ses beaux-parents sont heureux d’être seuls avec leurs petits enfants avant le dîner.
Elle ôte ses espadrilles, les glisse dans sa besace, et laisse ses pieds retrouver le toucher douillet du sable frais. Elle se dirige vers la lisière de vaguelettes qui viennent doucement déposer leur écume scintillant sur ce sable si fin et si ferme. Seuls son talon et un ou deux orteils parviennent à laisser une empreinte.
A cette heure la marée la marée monte et elle ne peut s’empêcher d’y voir un signe. Les images, les mots remontent d’eux-mêmes, elle sent qu’il lui faut même contenir leur afflux, tenter de les classer par ordre chronologique.
C’était à Pâques aussi, il y a presque 25 ans, ses parents lui annonçent le programme des prochaines vacances : ils ont réservé une location au bord de la mer, à Fromentine.
Sur le moment, ce nom, « Fromentine », sonne comme un rire immense ; en un instant elle l’adopte et, fière de sa conquête, elle file dans sa chambre, en proie à une excitation aussi soudaine qu’inattendue. Ce nom seul lui ouvre des portes magiques qu’elle franchit avec délectation, c’était la première fois qu’elle s’autorisait à s’engouffrer dans une telle rêverie, sans aucune retenue.
C’est ainsi que Fromentine devient Florentine, oui, c’est cela, et les Florentins y viennent en vacances. L’un d’eux, le plus beau, se nomme Florent . Il est grand, plus grand qu’elle, c’est sûr, il est beau, non, il est infiniment élégant, sans le savoir.
Elle s’appellerait Clémentine ; Florent et Clémentine se rencontrent à Florentine.
Florentine est une station élégante, fréquentée par des gens riches et cultivés qui aiment s’y retrouver tous les étés, ils y ont leurs habitudes, leurs rituels depuis parfois plusieurs générations. Les jeunes ont leur vie à eux et ne semblent former qu’une seule bande, un essaim d’une force d’attraction qui ne peut indisposer que les grincheux.
Florent en est le chef, pas des grincheux, non, lui, c’est le chef naturel de la bande. Tout converge vers lui et il n’a besoin d’aucun effort pour décider du programme de la journée, de la soirée, ou même de la semaine. Tous ou presque le suivent, s’empressent de rester à ses côtés, ravis de faire partie du cercle rapproché, espérant secrètement être invités chez lui un soir.
Les filles ont des rêves encore plus précis, sortir avec Florent serait la chose la plus magique qu’il puisse leur arriver, sortir avec lui tout l’été et, peut-être même le retrouver à Florence à la rentrée, être introduit dans sa famille, tous les rêves sont permis avec lui.
Il est celui qui ouvre tous les rêves.
Cette rêverie dura tout le temps qui la séparait de leur arrivée à Florentine.
Elle n’entend pas ce qui se dit autour d’elle à propos de Fromentine, ne veut rien en savoir, rien qui puisse amenuiser l’intensité de sa vision, qu’elle prend pour la seule réalité possible.
Le trajet en voiture lui parait interminable, mais c’est surtout l’excitation de ses deux frères qui l’énerve au plus haut point. Ils ne semblent absolument pas se rendre compte de ce qui les attend et leur conversation lui parait tellement puérile, ils demandent s’il y aura une télé et si ils pourront se coucher plus tard que d’habitude…
L’arrivée à Fromentine est un choc. Non que la petite station manque de charme, mais elle ne ressemble en rien à Florentine. Les boutiques d’accessoires de plage, les marchands de glaces ou de gaufres, les commerces de fringues, tout est bruyant et surtout « populaire ». Le mot claque dans sa tête comme avait claqué « Fromentine », mais là il claque comme une porte, en enfermant dorénavant ses rêves dans une chambre secrète.
Elle passe une semaine entière au lit, refusant de sortir, ne mangeant presque rien, prétendant avoir de la fièvre ou mal à la gorge, puis au ventre, tout est bon pour rester enfermée avec son rêve plutôt que d’affronter cette terrible désillusion.
Seize ans depuis le 13 mai.
C’est trop dur.
Comment a-t-on pu lui faire ça ?
Huit jours de colère rentrée, invisible, et donc d’autant plus virulente.
Elle se met à avoir des pensées de vengeance, elle ne travaillera plus à la rentrée, sabotera son année, manquera les cours, sortira avec le plus cancre des garçons, mangera des tonnes de sucreries, se fringuera n’importe comment, refusera d’aller à la messe, dépensera tout son argent de poche en cheap produits de beauté.
Pendant ce temps il fait grand beau temps, elle n’entend que des rires derrière la porte de sa chambre, elle enrage. Le monde peut s’écrouler, elle ne bougera pas.
Mais le premier samedi, alors qu’elle relit pour la troisième fois le magazine de programme télé, elle entend les garçons parler plus calmement que d’habitude et il y a une troisième voix…elle tend l’oreille, ses frères ont baissé d’un ton et elle parvient malgré tout à les entendre expliquer à X que leur sœur est « soit disant » malade, bref qu’elle se gâche la vie à ne pas profiter de ces vacances…
Normal, quoi.
Mais le ton de X l’intrigue, c’est une voix posée, une voix de garçon comme elle n’en a jamais entendue. Il parle posément, avec assurance, mais sans aucune suffisance, tout ce qu’il dit semble clair, évident et simple. Ils ne parlent déjà plus d’elle. Elle les entend dire qu’un autre garçon, Louis, les invite à passer faire des jeux de société après le dîner, et X dit que c’est une bonne idée.
Juliette se lève et entrouvre doucement la porte, juste assez pour voir sans être remarquée.
Trop tard, les garçons viennent de ressortir. Elle court jusqu’au balcon et les voit tous les trois sortir du petit immeuble, quelques secondes seulement avant qu’ils ne tournent au coin de la rue.
X est fin, un peu plus grand que ces deux frères un peu empâtés, plus âgé même, et elle s’étonne qu’il puisse éprouver du plaisir en leur compagnie.
Et si X… c’était LUI ? Son coeur se met à battre très fort dans sa poitrine, et soudain elle n’en peut plus d’attendre que ses frères reviennent, pour en savoir plus… sur X, bien sûr.
Elle s’habille, file à la cuisine, ouvre le frigo et s’empare d’un Tupperware contenant un reste de salade d’avocat, qu’elle avale en un rien de temps.
Sa mère rentre , lui demande comment elle se sent et Juliette dit « Mieux je crois… » et elle aide sa mère à ranger les courses dans les placards de la cuisine.
Tout lui revient si clairement, si vivement, un vrai film en couleur d’été. Elle revoie les scènes avec autant de clarté qu’elle avait su imaginer -en son temps- Florentine, Clémentine et Florent.
Elle se souvient de cette soirée, de son incapacité à trouver le sommeil, pas seulement parce qu’elle vient de passer huit jours à dormir et somnoler, mais surtout à cause de X.
Le lendemain matin elle déclare qu’elle se sent tout-à-fait bien et fait des bises à ces deux frères au petit déjeuner.
Qu’est-ce que t’as ? lui demande Simon
Rien, dit-elle, je suis juste heureuse d’aller mieux.
Reste à trouver comment rencontrer X sans qu’on se doute de ses intentions.
Ce fut plus simple qu’elle ne le pensait.
Peu de temps après s’être installée à la plage avec toute la famille, X arrive.
Il salue ses parents et Benjamin déclare tout fort : C’est David, notre copain !
La mère présente Juliette, David se baisse pour lui serrer la main avec un « Bonjour » auquel elle répond à peine, totalement en panique, Simon criant « Oh t’es toute rouge ! »
-T’es con, arrête !
David sourit mais déjà les garçons se sont levés, prêts à partir pour la partie de Badmington annoncée.
– Vas avec eux, dit sa mère…
Il y a un silence que David rompt d’un « Bien sûr » !
Elle veut se lever mais ses jambes tremblent, son père la soutient et l’aide d’un geste ferme. Elle ne peut plus reculer, mais que c’est dur de les suivre à la recherche d’un espace libre où ils pourront jouer sans déranger les vacanciers allongés sur leurs serviettes.
Enfin la partie s’engage, ils ont quatre raquettes et font deux camps, Juliette avec Simon et Benjamin avec David.
Juliette se sait plutôt habile à la raquette et, bien que David joue beaucoup mieux qu’eux trois, elle se sent faire bonne figure et au bout d’un moment s’enhardit à envoyer quelques volants bien frappés en direction de David qui parait apprécier son habileté mais qui n’en dit mot. Elle pense qu’il se tait pour que les garçons ne se sentent pas dévalorisés.
Vient le moment de la baignade, mais David déclare qu’il lui faut rejoindre ses parents et il s’éloigne en courant. Elle le suit des yeux, il se retourne juste le temps de lancer « A ce soir ! »
Juliette passe tout le reste de la journée dans sa chambre, prétextant qu’elle a un livre à finir de lire de toute urgence. Elle décide de l’appeler Florent, ça lui va très bien, en fait.
Arrivés le soir chez les Girard, elle a perdu une grande partie de l’assurance qu’elle avait éprouvée tout l’après-midi en pensant à cette nouvelle rencontre.
Comment faut-il se comporter ?
Heureusement elle n’est pas la seule fille, il y a Simon, Benjamin, David, et Louis Girard mais aussi sa sœur Emilie, apparemment la plus âgée de tous mais qui se déclare heureuse de ne pas être la seule fille au milieu de tous ces garçons et qui lui propose de faire équipe avec elle.
Du coup elle se sent plus à l’aise et elle peut se concentrer sur la partie de Cluedo.
Comme David est en face d’elle, elle peut l’observer sans que cela se remarque.
Elle le trouve désarmant de simplicité, et tellement spontané, chaque parole sort de sa bouche avec un naturel et une bonne humeur que rien ne semble pouvoir affecter.
Elle note intérieurement :« Il est posé, réfléchi, naturellement joyeux et en même temps très attentif à tout. »
Au fur et à mesure du jeux, l’ambiance devenant de plus en plus joyeuse, les répliques fusent de plus en plus vite, et Juliette perd sa retenue.
Elle interpelle David : « Florent c’est à toi de jouer ! »
– Oui, oui, c’est comme ça comme ça que tu t’appelles maintenant – dit-elle dans un rire qui en disait plus.
Il rit – Si tu veux- en la regardant soudain, à la fois amusé et surpris, prolongeant son regard plusieurs secondes.
Elle revoit ce regard, elle croit qu’elle le revoit, mais elle se souvient surtout de ce qu’il lui fait. Il la regarde, vraiment, pour la première fois, et elle se surprend à soutenir son regard et même à sourire, mais vite elle baisse les yeux, honteuse et confuse.
Plus tard, avant de s’endormir, elle repense à ce qui s’est passé, à David devenu Florent le temps d’une soirée, mais au moment de se quitter, elle a fini par dire « Bonsoir David. C’est un très beau prénom », ça lui est venu tout seul.
Son sourire à nouveau, mais, comment dire… un sourire plus sérieux
Le lendemain elle entend les garçons dire que David repartira pour Rennes à la fin de la semaine, avec ses parents.
Dans cinq jours.
Ils se voient tous les jours, toujours entourés des frères, des Girard et d’autres jeunes.
David lui témoigne une attention particulière, toujours discrète, mais bien perceptible pour Juliette. Le monde a basculé. Fromentine est un été de rêve, David occupe toutes ses pensées.
Il a un an de plus qu’elle, elle le découvre mais elle s’en doutait bien.
Et cela, cela seul, lui semble un gouffre infranchissable.
Comment peut-il s’intéresser à elle sérieusement ?
Elle se résigne.
Il ne le voit pas, ou feint de ne pas le voir, il continue à lui donner beaucoup d’attention, comme le plus adorable des grands frères.
Par moments, il la regarde avec une intensité qui la fait littéralement s’envoler.
Elle ne marche plus, elle vole.
La veille de son départ, il passe chez eux après dîner, juste pour dire au revoir.
Il l’embrasse sur les deux joues « A l’année prochaine, peut-être… » et prend congé.
A peine a-t-il franchi la porte qu’un lourd silence se fait.
Ils ne ont pas retournés à Fromentine l’été suivant, ni aucun été depuis. Jusqu’à cette année, où les beaux parents ont eu l’idée de louer le même appartement à Fromentine, pour Pâques.
Sans s’en apercevoir, elle s’était arrêtée, et ses pieds se sont doucement enfoncés dans le sable. Elle lève la tête, contemple un instant la plage presque déserte, et s’engage lentement sur le chemin du retour. Peut-être vaudrait-il mieux, se dit-elle, arrêter de penser qu’elle pourrait croiser Davidà nouveau.
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